Les enjeux de l’addiction aux écrans

Par Joël Monzée.

Non, ce n’est pas facile d’intervenir auprès des jeunes lorsque les écrans ont pris une grande place dans leur vie. La vie des parents, comme de l’ensemble de la famille, est affectée. Comme dans toute addiction. Et les parents sont souvent les personnes les moins bien placées pour aider leur jeune. Ce n’est pas simplement une question de « compétences parentales », mais de proximité affective. Je m’explique en quatre textes, dont voici le deuxième qui permet de dresser le portrait des mécanismes du cerveau.

D’abord, il faut savoir qu’aucune famille n’échappe à cette situation. Les écrans font partie de la vie moderne et ils sont là pour rester. Plus les évolutions technologiques sont disponibles sur le marché, plus elles conditionneront la vie des jeunes et des moins jeunes. Autrement dit, il nous faut comprendre le phénomène pour essayer d’en réduire les impacts négatifs.

Toutefois, la manière dont la société au sens large nous conduit à développer de saines habitudes face à l’alcool va nous permettre de mieux comprendre la part d’espoir qu’il est important de conserver en tête quand la situation semble nous dépasser.

La comparaison avec l’alcool

Alors que j’avais 5-6 ans, mon grand-père me donnait parfois une once de bière Piedboeuf, une boisson de table contenant 2% d’alcool, si je laissais dormir mes deux petits frères, ainsi que ma grand-mère et lui, durant la sieste. Ayant grandi dans les années 1970 en Belgique, il était normal pour un enfant d’aller acheter de la bière ou du vin pour ses parents au magasin du coin de la rue. Quand j’avais 14 ans, il était possible de passer son temps de midi dans une taverne. On ne prenait pas de bière, mais on pouvait. On sortait dans les night-club dès 16 ans sans qu’on vérifie la carte d’identité. Aujourd’hui, personne n’imagine de telles situations et aucun grand-père ne comprendrait une telle manière de réguler les comportements d’un jeune enfant.

Remontons dans le temps. D’où vient la prohibition qui a conditionné les moeurs face à l’alcool tant aux États-Unis qu’au Canada? De l’exagération de la consommation de boissons, surtout dans les milieux pauvres. Si la pègre en a fait ses choux gras, c’est avant tout parce que le besoin de sucre et de relâche de l’angoisse contribuait à mieux tolérer les inacceptables conditions de vie. Quelques dizaines d’années plus tôt, les patrons remettaient – du moins en Europe – la paie directement dans les bars qui, d’ailleurs, leur appartenaient aussi! Il n’y a pas de petits profits. Il a fallu des lois sévères pour diminuer l’ampleur des drames tant familiaux que sociaux.

Mon jeune frère a perdu la vie à 9 ans, alors qu’il traversait la rue sur un passage pour piétons. Un dimanche midi, en juin 1979. Une voiture. Un conducteur sous l’effet de l’alcool. Aucune poursuite. Boire et conduire, c’était légal. Des publicités l’encourageaient d’ailleurs, comme celle du Cointreau.

Le temps a passé. Aujourd’hui, c’est un acte criminel que de prendre la route sous l’effet de l’alcool. En Europe, ils ont mis la barre à 0,08%, puis c’est descendu à 0,05. Au Québec, c’est toujours le cap des 0,08 qui est la limite permise.

Des risques évidents

On ne peut pas vendre de l’alcool à un enfant ou un ado. Il leur est permis d’en consommer toutefois! Cela permet aux parents d’encourager un rapport sain à ces boissons, alors que beaucoup de jeunes qui attendent leurs 18 ans pour en consommer tombent dans l’excès et la recherche de la perte de contrôle lorsqu’ils se retrouvent avec des amis…

Et, malgré les barrières de sécurité, quelques jeunes n’échappent à une conduite problématique. Une étude de l’INSERN a conclu, en 2011, que 15% des garçons et 6% des filles consommaient de l’alcool plus de 10 fois par mois (c’est plus que ‘seulement’ les vendredis et samedis soirs), alors que 53% des ados reconnaissaient prendre au moins 5 verres d’alcool en une seule soirée au moins une fois par mois.

Or, si on perd quelques milliers de neurones tous les jours (effet normal du vieillissement), c’est plus de 100 000 neurones qui disparaissent d’un coup lors d’un excès d’alcool…

Pire, un drame notoire a secoué le Québec, durant l’hiver 2018, alors qu’Athéna, une ado de 13 ans, est décédée, alors qu’elle est tombée dans un ruisseau sous l’effet de l’alcool

Les effets physiologiques de l’addiction

Notre cerveau fonctionne grâce à un magnifique équilibre entre des molécules qui, selon l’endroit où elles sont actives, vont contribuer à la survie tant sur le plan individuel que collectif. Parmi ces molécules, il y a la dopamine. Elle joue un rôle essentiel dans le mouvement et, quand elle est insuffisamment libérée dans le cerveau, elle peut déclencher les symptômes de la maladie

Que ce soit l’alcool ou les écrans, cela joue sur le système de récompense et, durant les effets de la libération de la dopamine, diminue les angoisses. On prend un verre pour faciliter la socialisation lors des rencontres entre collègues ou amis. On prend un verre en rentrant du boulot. Un verre n’est pas problématique, c’est l’habitude, la fréquence et la quantité d’alcool qui est problématique. Une pinte de bière, c’est une chose. Un demi-litre de whisky, c’est une autre. Même quantité d’alcool, effets différents.

Jouer à un jeu vidéo dans lequel on construit un monde imaginaire, c’est une chose. Jouer à un jeu vidéo qui encourage autant l’impulsivité que l’agressivité pour tirer sur d’obscurs adversaires ou des zombies, c’est une autre. Plus la violence virtuelle est de mise dans le jeu, plus elle conduit à libérer beaucoup de dopamine. Les comportements menant à cette libération massive vont alors être recherchés et encouragés. C’est le principe même de l’addiction.

Pire. Progressivement, cette recherche du plaisir par la libération de dopamine va conduire le cerveau à perturber, puis bloquer, l’action de deux autres neurotransmetteurs:

  1. la sérotonine, si précieuse pour contrôler nos humeurs et favoriser l’empathie, car pour être un guerrier efficace, il ne faut pas avoir de peine pour l’ennemi à abattre;
  2. la noradrénaline, si importante pour encourager notamment les comportements éthiques et le vivre ensemble; deux habiletés humaines qui affectent l’efficacité du guerrier.

On s’entend que, si je dois tirer sur un chevreuil pour assurer la survie de ma famille, je ne dois pas penser au pauvre Bambi qui se retrouvera orphelin! Mon cerveau va se mettre en mode « chasseur » et bloquer toute sympathie pour le cervidé.

L’addiction s’installe

Le problème, c’est que le cerveau de l’adolescent ne fait plus la différence entre le virtuel (les jeux vidéo) et le réel (la vie de famille et le code de conduite scolaire). Le besoin de dopamine est tel que cela devient impossible pour le jeune de stopper, de part lui-même, certains comportements. L’INSERM rapportait – toujours en 2011 – que 5% des ados jouaient entre 5 et 10 heures par jour, alors que 26% des étudiants avaient des difficultés scolaires liées directement à l’usage des jeux vidéo ou leur participation à des réseaux sociaux.

Dans son livre TV Lobotomie, le neuroscientifique Michel Desmurgets rapportait que des études ont montré que 9 minutes de télévision suffisaient pour perturber la disponibilité aux apprentissages scolaires. Et si l’enfant regarde Bob l’éponge ou la Pat’Patrouille, quelque 4 minutes de telles stimulations visuelles et auditives suffisent pour affecter la capacité de concentration!

Dans une situation de manque de dopamine, cela va conduire, d’abord, à une difficulté d’arrêter et la personne pourrait jouer des heures durant sans se soucier de ses autres besoins. Ensuite, on voit apparaître le contournement des règles, la manipulation, le mensonge, la violence physique, des comportements familiaux et sociaux de plus en plus problématiques, voire criminels.

En fait, les habiletés sociales étant de plus en plus contrariées par la recherche de plaisir instantané que les comportements du jeune vont prendre une tournure dramatique.

Un peu d’espoir?

Oui! De deux choses l’une. Toutes les personnes qui boivent de l’alcool ne sont pas nécessairement alcooliques. Il en est de même pour les jeunes qui pourraient développer une addiction aux écrans, que ce soit une consommation de jeux vidéo ou une participation aux réseaux sociaux.

Par ailleurs, on ne naît pas alcoolique, on le devient. On le devient parce qu’il y a une fragilité d’origine génétique (tendance à l’addiction) et éducative (carence affective, manque de discernement, fuite, etc.). Comme il y a une part importante aux comportements appris, une personne peut contrôler son addiction par le développement de meilleures habitudes de vie dont, pour certaines personnes, l’abstinence à vie.

Dans un précédent texte, je vous avais proposé une série de règles familiales qui sont encouragées par mes collègues Sabine Duflo, Bruno Harlé et Michel Desmurgets. Ce sont des mesures universelles, valides pour toutes les familles. J’encourage également les enseignants à en discuter avec les parents dès la première rencontre de l’année scolaire en septembre.

Dans le prochain texte, nous regarderons comment travailler avec les jeunes, les parents et les enseignants lorsque le jeune manifeste des comportements addictifs.

source : https://joelmonzee.com/les-enjeux-de-laddiction-aux-ecrans/