L’exposition des jeunes enfants aux écrans est devenue un enjeu de santé publique majeur (tribune)

Nous, professionnels de la santé et de la petite enfance souhaitons alerter l’opinion publique des effets graves d’une exposition massive et précoce des bébés et des jeunes enfants à tous types d’écrans : smartphones, tablettes, ordinateurs, consoles, télévisions.

Nous recevons de très jeunes enfants stimulés principalement par les écrans, qui, à trois ans, ne nous regardent pas quand on s’adresse à eux, ne communiquent pas, ne parlent pas, ne recherchent pas les autres, sont très agités ou très passifs.

La gravité de ces troubles nous conduit à réinterroger les éléments déjà exposés dans des articles précédents. Captés ou sans cesse interrompus par les écrans, parents et bébé ne peuvent plus assez se regarder et construire leur relation. Les explorations du bébé avec les objets qui l’entourent, soutenues par les parents, sont bloquées ou perturbées, ce qui empêche le cerveau de l’enfant de se développer de façon normale.

Ces deux mécanismes : captation de l’attention involontaire et temps volé aux activités exploratoires expliquent à eux seuls les retards de langage et de développement, présents chez des enfants en dehors de toute déficience neurologique. Mais comment comprendre les troubles plus graves que nous observons chez ces enfants présentant des symptômes très semblables aux Troubles du Spectre Autistique (TSA) ? Des absences totales de langage à 4 ans, des troubles attentionnels prégnants : l’enfant ne réagit pas quand on l’appelle, n’est pas capable d’orienter son regard vers l’adulte ni de maintenir son regard orienté vers l’objet qu’on lui tend hormis le portable. Des troubles relationnels : l’enfant ne sait pas entrer en contact avec les autres. Au lieu de cela, il les tape, lèche, renifle…A ces désorganisations du comportement s’adjoignent parfois des stéréotypies gestuelles, et enfin une intolérance marquée à la frustration surtout lorsqu’on enlève « son » écran à l’enfant.

Lorsque nous interrogeons les parents, nous découvrons trop souvent la place centrale des écrans dans la famille. L’enfant est en contact permanent avec les écrans : de façon directe ou indirecte, quand un écran est allumé dans la pièce où l’enfant se trouve ou lorsque le parent regarde son portable mais ne regarde plus son enfant.

Que s’est-il passé qui conduise à un tableau si grave ? Une expérience cruciale en psychologie, celle du « Still Face » menée par le Dr Tronick en 1975 aux USA peut nous aider. Des bébés d’environ un an communiquent avec leur parent (échanges de sourire, pointage, babillage mélodieux…). Puis on demande au parent de se détourner de l’enfant et de revenir vers son enfant en lui présentant un visage sans expression émotionnelle pendant deux minutes. D’abord le bébé tente de relancer son parent avec des sourires orientés, des babillages modulés, un pointage pour partager une émotion. Sans réponse du parent, le bébé, cherche à s’éloigner, à fuir ce qui est source de stress. Enfin il se désorganise : il émet des sons stridents, se jette en arrière, perd le contrôle de ses gestes. Il éprouve un état de stress intense. En prolongeant l’expérience, on verrait très probablement le bébé se replier sur des gestes d’auto stimulation, adopter un regard errant et ne plus répondre aux sollicitations humaines, trop stressantes car irrégulières.

Nous faisons l’hypothèse que des enfants de moins de 4 ans, présentant des symptômes proches des TSA, vivent depuis leur naissance des expériences de « Still Face » répétées par manque de stimulation et d’échanges humains suffisamment continus. Un bébé pour lequel ne s’est pas constitué l’accordage primaire avec son parent grâce auquel se synchronisent les regards, la voix et les gestes, ne peut se développer de façon normale. Il ne peut accéder à une conscience de soi et développer un langage humain de communication et d’échange avec l’adulte. Lorsque nous demandons aux parents de retirer les écrans, nous observons des redémarrages : davantage de regards adressés, un temps d’attention prolongé, des échanges de sourires, un besoin de jouer, davantage de curiosité, un
développement du langage.

La surexposition aux écrans est pour nous, une des causes de retard grave de développement sur laquelle nous pouvons agir de façon efficace.

Ces symptômes ont un coût pour la société qu’il est urgent d’évaluer. Aujourd’hui, ces enfants sont adressés systématiquement pour un bilan hospitalier puis pour une prise en charge multidisciplinaire et entrent dans le champ du handicap.

La première intention de tout professionnel de l’enfance devrait être de poser la question de l’exposition aux écrans.

Ce problème doit être un enjeu de santé publique.

Dr A-L Ducanda et Dr I. Terrasse, médecins de PMI (91), S. Duflo, psychologue en pédo psychiatrie (93), E. Job-Pigeard et C. Vanhoutte, orthophonistes, co fondatrices de « joue, pense, parle » (94), L. Morel, orthophoniste, co-fondatrice de Cogi’Act (54), Dr S. Dieu Osika, pédiatre, H. Jean Verdier (93), E. Osika, pédiatre, H. Ste Camille (94), A. Lefebvre , psychologue en pédopsychiatrie ( 94) , Pdte d’ALERTE, Dr C. Zix, neuropédiatre, dir. médical de CAMSP (57) ; Dr L. Barthélémy, pédopsychiatre, Montpellier (34).